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No one laughs at God in a hospital
No one laughs at God in a war
No one's laughing at God
When they're starving or freezing or so very poor
(…)
No one laughs at God
When their airplane starts to uncontrollably shake
No one's laughing at God
When they see the one they love hand in hand with someone else
And they hope that they're mistaken
Regina Spektor, « Laughing with »
Pendant que sa voix envahit la cuisine, je découpe avec application des légumes achetés au marché à l’aide d’un couteau en céramique. Sur la table, du vin rouge dans un grand verre à pied et huit bougies allumées dont les flammes dansent indépendamment des autres.
« Mettre les pommes de terre préalablement coupées en morceaux dans un plat allant au four, ajouter des gousses d’ail non épluchées, faire couler un filet généreux d’huile d’olive, déposer quelques branches de thym et des olives vertes pimentées. Enfourner le tout à 200 °C et laisser cuire doucement. »
Certes, les gestes pour accomplir cette recette manquent d’originalité mais sont, à mon plus grand étonnement, d’une facilité précise et ont ce pouvoir, presque thérapeutique, d’offrir de l’apaisement aux choses. Le temps d’une soirée, ont disparu les recherches d’appartement, les nuits sans sommeil, la sensation de devoir se plier comme un origami face aux décisions des autres, les discussions forcées, la désagréable nécessité de prendre des rôles dont on se passerait volontiers, les petites contrariétés du quotidien que j’essaie, dans la mesure du possible, de rendre moins brusques. Le silence de la cuisine, entrecoupé parfois par les sirènes des ambulances sur le chemin de l’hôpital, me permet alors de reprendre un peu mon souffle. Pour mettre du vernis brillant à ce tableau peint avec la lame d’un cutter mal aiguisé, je me remémore les confidences honnêtes partagées en plein milieu de la nuit, les fous rires suite aux situations absurdes, le goût de l’artichaut grillé sur un lit de carpaccio de lotte à Santa Margherita Ligure un dimanche après-midi face à la mer, le plaisir ressenti au moment de voir son nom s’afficher sur l’écran de mon portable, la floraison des crocus dans le parc, les mots d’une douceur propre à F. entre deux sushis, les discussions animées au comptoir avec S., le jeu d’actrice de M. sur cette scène de théâtre qui s’améliore toujours un peu plus, les fenêtres que l’on ouvre en grand pour faire entrer le soleil qui illumine le parquet, le plateau de fruits de mer en compagnie de G. qui a cette capacité d’écoute rare chez un homme, le plaisir d’écouter une vigneronne décrire avec simplicité la création d’un « moment » lorsqu’un vin est dégusté entre amis et ce cadeau inattendu - des boucles d’oreille en verre soufflé -, arrivé de Tokyo dans un emballage aérien.
Il y a eu aussi ce séjour dans cette ville, traversée par le Rhin à la frontière de l’Allemagne, dont j’ai particulièrement aimé le charme distillé à chaque coin de rue. Là-bas, ce sont enchaînés dix jours de travail d’une intensité rare, ponctués par de nouvelles amitiés, de discussions en trois langues, de cette présentation de soi caractéristique face à des personnes que l’on ne connait pas, de l’obligation professionnelle d’être enjouée même après de trop courtes nuits et de tous ces moments qui sont loin d’être aussi stables que l’amplitude d’une montre trois aiguilles, dotée de ce fameux poinçon de Genève, mais qui me font sentir terriblement vivante.
Si certains voient, dans mes silences soudain et mes retraits momentanés de la spirale de la vie, du dédain prétentieux, c’est, en réalité, un acte de protection vital, là où je me permets de tourner le dos à ces questions inquisitrices qui ne comblent, dans le fond, qu’une curiosité brute dénuée d’empathie comme je la conçois.
Allongée sur mon lit, les yeux au plafond, au moment de songer qu’il ne me reste à peine quelques semaines avant de devoir remplir mes cartons pour la troisième fois en moins de deux ans, je réalise que je n’aurais finalement jamais installé d’abat-jour à l’ampoule suspendue dans ma chambre à coucher.