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Paris-Kyoto
17 août 2016

Le temps d'un été

Le temps d'un été

 

La puissance, c’est le pouvoir que l’on prend sur autrui. 

La liberté, c’est le pouvoir que l’on prend sur soi-même. 

                                                                                             Denis de Rougemont

 

C’était comme ça à l’époque. On venait à Paris avec une chemise de nuit, un crayon et un Rolleiflex. 

                                                                                             Sabine Weiss

Lors d’un entretien contenant toutes les questions d’usage, la doctoresse n’a pu s’empêcher d’hausser soudain le sourcil. Bien qu’imperceptible, j’ai senti néanmoins, dans son oeil, comme un doute à propos de ce que je venais de lui traduire. 

Elle a répété sa question. J’ai répété la réponse. Le patient, quant à lui, a pris un stylo et a écrit sur un bloc notes, posé tout en haut d’une pile de documents, deux chiffres. 

Cette fois, la doctoresse m’a jeté un regard qui en disait beaucoup trop. Sans aucune inflexion de la voix, afin de ne pas affecter le cours des choses, j’ai repris: « oui, 80 cigarettes par jour pendant 50 ans. » Malgré tout, je le savais, la consultation prenait déjà une tournure différente. 

Consommation d’alcool? Evidemment mais en quantité réduite maintenant. Opération? Oui, suite à une morsure à la main gauche. Autre chose? Une lourde intervention au coeur. Le patient précise avoir, à chaque fois, appelé un ami avant de composer le numéro des secours. Activité sportive? Une salle de sport à son domicile, dotée de plusieurs machines, a récemment été installée. 

La mesure de la tension artérielle est sans appel: relativement haute. « Habituellement, je n’ai pas ce problème… », ose le patient japonais subitement blagueur avec un coup d’oeil à la femme qui l’ausculte: « C’est parce que je la trouve très belle », poursuit-il. « La blouse blanche fait toujours son petit effet » risque la doctoresse avec un rire un peu forcé, qui s’interrompt rapidement. Elle lui demande de bien vouloir s’allonger. 

Derrière le rideau blanc tiré, je continue de traduire: « Respirez profondément, retenez votre respiration quelques secondes, respirez à nouveau normalement. Sentez-vous une douleur ici? Et là? Bon. Maintenant, levez-vous et essayez de toucher le sol avec vos mains. Sentez-vous des vertiges? Non? Très bien. Vous pouvez vous rhabiller. » 

Bruits de vêtements qui glissent sur la peau puis ceux des chaussures que l’on enfile, à la hâte, en faisant taper le bout du pied sur le linoléum aseptisé. Claquement rapide des talons du médecin pour regagner son bureau face auquel le patient s’est installé sans un mot. 

C’est à ce moment là que j’ai compris. Grâce à son T-shirt mal remis, qui laissait entrevoir un bout de son dos, tout faisait enfin sens.

Au Japon, les inscriptions indélébiles sur le corps, avec un dégradé de couleurs dans les tons azurs, sont strictement interdits. Sauf pour certains. 

Sur le chemin du retour, j’ai songé aux dernières heures qui venaient de s’écouler. La veille, Stan Smith aux pieds, à la frontière allemande privatisée à l’occasion d’une soirée de lancement d’un nouveau modèle de montre, je me souviens avoir profité de l’étirement du temps sans empressement.  Dans ce rythme, faussement apaisé des heures creuses, marqué par l’euphorie procurée par l’écoulement généreux de vin blanc, les discussions allaient bon train. J’ai aimé l’enthousiasme communicatif, une parenthèse suspendue qui donne l’impression de pouvoir la toucher du bout des doigts car elle a le mérite d'être savourée encore longtemps après. 

Quelques jours plus tard, à cette buvette, après une journée d’écriture, d’échanges de messages et d’une demie-heure de natation, nous avons discuté avec une honnêteté dénuée d’attentes et de jeux superflus. La soirée, chargée en confessions sur les ressentis de nos différentes étapes de vie, celles qui nous façonnent et nous sculptent sans aucun ménagement mais dont on ressort grandit (du moins nous l’espérons), fût un moment de grâce coloré par la lumière estivale. 

(…)

« La suivre à New York? Rien que l’idée de devoir tout recommencer à zéro, alors qu’ici je suis le roi du pétrole, était impossible… Tu vois, ce qui me plaît dans ma ville, c’est de la connaître par coeur. Par exemple, je sais exactement par quelle rue passer pour éviter les bouchons aux heures de pointe. Tu comprends? » m’a-t-il demandé, engoncé dans son costume onéreux d'une marque italienne qu’il avait pris soin de nommer. Je réalisais les limites cruelles du pouvoir monétaire: il ne sera jamais en mesure d'acheter l’élégance.  

De toute manière, mon esprit s’est dissipé instantanément et a eu le mérite de me rappeler cette interrogation entendue au début de l’été, certes grinçante mais, qui dans le fond, me paraissait arriver à point nommé: « Vous ne trouvez pas qu’ici, les gens se plaisent à contempler la mort? »

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