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Paris-Kyoto
5 janvier 2018

Au coeur de la vague

Au coeur de la vague

« J’ai appris la mort de Nathan durant un séminaire de motivation dans le Morbihan. (…) La journée qui avait précédé avait des allures de cauchemar. Tout ressemblait à une mascarade grotesque mais je crois que j’étais la seule à m’en rendre compte. Je regardais les autres effarée, j’avais envie de hurler, de me débattre, de cogner à leur front comme on cogne à une vitre. « Non mais vous ne voyez pas? Vous faites semblant. Dites-moi que vous faites semblant. » (…) Nous étions arrivés le lundi, vingt cadres de la boîte dans la même voiture d’un TGV bleu. Trois heures de vannes grossières, de blagues ordinairement racistes, misogynes ou homophobes, trois heures de papotages confondantes de connerie, émissions télé horoscope potins people, trois heures de discours de droite néandertalienne, aurait dit Nathan.»

Dans Le coeur régulier d’Olivier Adam

« Nous sommes entrés dans une société de l’éphémère, de l’instant, de la volatilité, de la vitesse. Le zapping et le surfing deviennent des morales essentielles du rapport au monde, une manière de se jouer de la surface pour éviter de choisir et multiplier les expériences sans s’engager. Un individu contemporain est confronté en permanence à une multitude de décisions. (…) Les technologies contemporaines, loin de faire gagner du temps comme on le croit souvent, ne cessent de multiplier les engagements. Le téléphone cellulaire est l’instrument clé de la mobilité, de la réactivité, de l’adaptabilité. de la multiplicité et de l’ubiquité des engagements, il rend illimité le temps de travail et de disponibilité.» 

David le Breton dans un article paru dans Libération.

(…) 

Au bout du ponton, lorsque le capitaine de l’équipage a spontanément tendu la main pour aider chaque passager à monter à bord de l’antique bragozzo, quelque chose m’a immédiatement semblé familier et rassurant. 

Peut-être était-ce le clapotis de l’eau, le doux prego, le léger bercement de l’embarcation aux boiseries délicates, l’odeur iodée ou le brouillard qui commençait à s’épaissir jusqu’à devenir un ailleurs intemporel, un retrait silencieux au monde qui s’agitait tout autour. 

Peut-être était-ce la superposition de tout ces petits détails, tels les aplats de couleurs d’une toile, dont l’observation d’ensemble devient soudain émouvante. 

Peut-être. 

(…) 

Plusieurs semaines plus tard, depuis le taxi qui me mène d’un hôtel situé place Vendôme à mon domicile, j’observe la ville, à peine endormie, noyée sous la pluie froide de janvier. 

De 2017, il restera ces moments de plaisir que personne ne pourra  abîmer : dénicher la dernière marinière à ma taille dans une boutique à Pontorson, les retrouvailles avec lui juste en face de l’Opéra Garnier avant de filer dîner au comptoir d’un vieil itamae, le silence des matinées, les réminiscences olfactives inattendues qui eurent le pouvoir de me catapulter dans la salle à manger de mon enfance, les rencontres avec des passionnés en quête d’excellence, le visionnage du documentaire « A la recherche des femmes chefs » au Publicis dont je suis sortie émerveillée un jour d’été, les verres de Côtes-du-Rhône sirotés au comptoir dans ce petit bar situé à deux pas du marché Saint-Honoré où nous avons maintenant nos habitudes ou encore les heures passées à écouter les podcasts de France Culture tout en m’attelant à de nouvelles recettes.

Puis aussi, les journées dans cette fameuse clinique aux allures de grand théâtre, avec une mise en scène orientée vers le registre du polar sophistiqué, à la Cluedo. L’ambiance feutrée, les conversations chuchotées, la moquette épaisse qui semble avaler tous les secrets, les protagonistes aux profils peu conventionnels, les sourires figés quoiqu’il arrive avec en fond sonore les Nocturnes de Chopin. Là-bas, tout se prête volontiers à l’égarement de l’imagination, à la montée en surface des idées enfouies. Au coeur de ce luxueux huit-clos, il y eut la disparition tragique d’une Breguet signalée par un patient à la mémoire parfois confuse, les consultations médicales effectuées dans une chambre aux airs de fin du monde, les confidences libérées avec soulagement, les médecins reprenants leur souffle entre deux rendez-vous, les cafés brûlants avalés à la va-vite pour tenir le rythme et les explications traduites en japonais d’un type spécifique de collagénose, du principe des injections PRP en passant par celle d’une méthode irréfutable pour éradiquer les métaux lourds dans les organismes soumis à des habitudes alimentaires particulières.

Evidemment, peut-être pour rendre ces ressentis encore plus précieux, il y a eu les jours où tout va tellement de travers que l’on se demande ce qui nous a pris de nous lever. Mais il a bien fallu continuer à avancer en s’adonnant à quelques menus rafistolages et en s’offrant du temps afin que le chemin soit moins pénible à parcourir. 

Alors lorsqu’un soir de semaine, la tête préoccupée, je manquais de justesse une entrée spectaculairement fracassante dans un bar où la pénombre ambiante dissimule avec soin une marche à la hauteur de la porte (sans doute conçue par un architecte farceur), je pris quelques secondes pour retrouver mes esprits. La serveuse inquiète de ma présence, me questionna avec une forme d’accueil relativement personnelle : « Est-ce que vous cherchez quelque chose? » 

« Oui, un sens à ma vie », avais-je envie de lui répondre. Mais dans la palette des réactions possibles, je me suis souvenue qu’en l’absence évidente du sens des convenances, l’ironie restait un mode de communication rarement approprié. 

 

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