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Paris-Kyoto
12 janvier 2019

Le récit des autres

Blog janvier 2019 le récit des autres

 

« En réalité, il existe deux sortes de vie : celle que les gens croient que vous menez, et l’autre. »

Un bonheur parfait, James Salter

(…) 

Transportée par la perspective d’une dizaine de jours de liberté imprévue, j’avais consulté les horaires d’une agence de voyage située à deux pas de l’Opéra Garnier. Raison pour laquelle, je me trouvais à sa porte pile à neuf heures ce matin là. Quelques instants plus tard, le prix du vol, la correspondance à Copenhague et l’heure d’arrivée à Tokyo Narita me furent annoncés.

L’agente de voyage, installée de l’autre côté d’un imposant bureau, procéda à ma réservation avec cérémonie. Tout en tenant fermement mon passeport couleur lie-de-vin entre ses doigts boudinés, elle tenta une amorce de conversation: « Alors, on s’apprête à rentrer au pays ? » Perplexe quant à la formulation, j’éludais en lui posant à mon tour une question plus classique, à savoir si elle s’y était, à tout hasard, déjà rendue. « Oui, avec mon mari », m’affirma-t-elle avec aplomb. Ces deux informations ne manquèrent pas de me surprendre.  

Sans que je ne l’encourage outre mesure, elle poursuivit: 

- Je connais bien l’Asie. Et pour tout vous dire, j’ai trouvé qu’au Japon les gens étaient beaucoup trop obséquieux, trop attentifs, trop obéissants. En tant que bonne Française, j’avais envie de leur dire de se lâcher. Vous voyez ? 

Il me tardait d’être au départ prévu moins de 48 heures plus tard. 

(…) 

Les moments de bonheur sur l’archipel, ce sont aussi les voyages au cœur du voyage, les explorations terrestres, les expéditions en province hors de la quiétude disciplinée de Tokyo. C’est le plaisir d’entendre le chef de gare annoncer au micro le nom d’un village dont les consonances nous parviennent pour la première fois, d’apercevoir le long de la route les rizières fraîchement fauchés, de s’émouvoir de la déclinaison des verts et des rouges des feuillages, de ressentir la sérénité d’un temple devant lequel on s’incline imperceptiblement au détour d’un chemin après une longue marche. Sans oublier toutes les autres sensations, les notes herbacées d’un thé brûlant, l’odeur délicate du tatami sur lequel a été étendu le futon pour la nuit, les temps d’errances, l’immersion jusqu’au cou dans une source thermale d’une texture laiteuse à la température parfaite où le corps s’étire et l’âme s’apaise.

(…) 

Retour à Paris. La mise en page de mon reportage sur un domaine viticole au Japon est en cours de finalisation chez le graphiste et je me prépare à une semaine d’interprétariat. Les demandes peu banales à devoir honorer m’ont été transmises par mes clients. Le ton des échanges est petit-à-petit devenu autoritaire et impérieux. C’est avec une certaine appréhension que j’effectue le chemin de mon domicile à cet hôtel situé sur la Place Vendôme.  

Durant des journées interminables, il a fallu contourner les obstacles. Transformer les affirmations en certitudes. Feindre une forme d’assurance malgré les heurts en continu. Réprimer les pensées, ignorer la démesure et les propos dénués d’une quelconque conscience du monde. Ma présence ne servit qu’à être un sas invisible entre réalité et illusion. L’exercice d’être prise dans l’étau des vies esseulées aux mises en scène clinquantes ne fut pas toujours aisé. Il fut même laborieux. 

(…) 

Un soir de semaine, je suis invitée chez Aida dans le 7e arrondissement. Bien que l’invitation en question ressemble d’avantage à un ordre faussement agréable « tu ne dois pas avoir souvent l’occasion de te rendre dans ce type d’établissement alors viens », je la remercie tout en omettant de l’informer que je connais bien le lieu. Ma cliente à l’humeur capricieuse souhaite visiblement jouer les prolongations bien que la configuration de cette relation hiérarchisée, avec tout ce qu’elle implique, soit loin d’être une partie de plaisir. Le matin même, après m’avoir fait quelques reproches dont le sens m’échappe encore aujourd’hui, elle m’avait pris des mains mon carnet de notes dans lequel je consignais toutes les informations utiles à cette semaine. Elle s’était mise à le feuilleter et me l’avais rendu après la douce remarque que j’étais vraiment brouillon. « Absolument, lui avais-je répondu, c’est mon petit côté artistique ».  

Quelques heures à peine après cet épisode, dans l’environnement calme prêtant à la confidence de ce restaurant et encouragée par un second verre de vin, la voilà emportée dans un long monologue dans lequel elle se jette des fleurs. Des champs de coquelicots et de tournesols. Plusieurs minutes plus tard, elle agrippe, telles que le feraient les serres d’un rapace, mon bras gauche pour ponctuer une plaisanterie à laquelle je ne souris que par politesse. Je fais mine de réajuster mon châle afin de me dégager de cet élan tactile déplaisant. Cependant plus rien ne l’arrête, elle poursuit son récit qui consiste à m’expliquer de quelle façon son entreprise a doublé son chiffre d’affaires par une sombre escroquerie financière. La construction narrative de son storytelling me semble mériter un léger peaufinage. 

Un délicieux homard aux oursins nous est servi. Je reprends une gorgée de vin, l’équilibre gustatif est merveilleux. Paris me semble soudain très loin. 

La porte coulissante située dans mon dos s’ouvre sur un couple de Japonais que je reconnais aussitôt. C’est le chef K, étoilé Michelin, accompagné de son épouse. Il porte la même montre suisse au cadran distinctif que le jour de l’interview effectuée quelques mois plus tôt.  L’anecdote liée à son garde-temps m’avait d’ailleurs été dévoilée ce jour-là. Une fois installé, nos regards se croisent. J’incline la tête pour le saluer et lui fait de même.   

Le babillage de ma Shérazade de pacotille s’est interrompu. Le cœur battant, j’ose espérer qu’elle n’a pas remarqué mon moment d’absence. Peine perdue. Evidemment. 

Un interrogatoire serré et insistant prend forme au débotté. Je réponds  tant bien que mal par des ellipses. Elle en profite pour me poser des questions particulièrement intrusive desquelles je parviens à me dérober de justesse. Je remarque que ses yeux se sont encore rétrécis et son regard semble s’être perdu dans l’observation soutenue d’un élément invisible. Son visage est frappant par la ressemblance avec celui d’une idole cycladique. 

Après tout, je ferais peut-être mieux de mettre carte sur table, lui dire qu’elle peut arrêter de s’épuiser à transformer la vérité, que je suis au courant de l’imposture et de son tissu de bobards. Cela fait trois jours que j’écarte de justesse des situations vaudevillesques à chaque fois qu’elle est dépassée ou perd la maîtrise d’elle-même. Ça nous simplifierait les choses. 

J’imagine l’impact qu’aurait cette scène absurde mais mes pensées sont immédiatement reléguées aux oubliettes à la vue d’un geste : sa main empoignant un verre d’eau puis le déverser d’une traite dans son Puligny-Montrachet 1er cru. « C’est ma technique pour ne pas être trop ivre », m’explique-t-elle en faisant cligner ses yeux bordés de faux cils.  

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