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Paris-Kyoto
5 juillet 2019

Les fausses excuses

les fausses excuses

 

« Details of your incompetence do not interest me. »

                           Dans Le Diable s’habille en Prada 

« Comme ça baka*, ce n’est pas possible. »

                           ma mère 

                           * « idiot » en japonais

(…) 

Une heure de matin un soir de semaine. Ma voisine Godzilla cogne, d’une force  proche de celle que l’on doit sans doute user pour soulever de la fonte sur des chantiers navals, à la porte de celle qu’elle accuse avec fureur être la responsable d’une fuite d’eau, un grand et classique désagrément parisien. 

Trente minutes de va-et-vient entre deux étages, franglais en surrounding de qualité supérieure : « The water on my plafond. I want the name of your propriétaire ». Ce qui explique la présence sur le palier de quelques voisins davantage intrigués qu’inquiets, sortis à la hâte du lit, le visage chiffonné de sommeil et les pieds nus. Si dans cet immeuble haussmannien, les portes épaisses incarnent une frontière polie entre ce qui peut être montré et ce qui doit être impérativement dissimulé, le malêtre aigu de ses individus confrontés à une quelconque forme de désenchantement, quant à lui, semble connaître des lois  auditives secrètes. 

Plusieurs jours plus tard, je finalise deux articles récalcitrants dans un café de quartier qui a le mérite de posséder une terrasse souvent vide en milieu d’après-midi. Peu réceptive à l’esthétisme des notes musicales survoltées de l’intérieur, j’apprécie d’autant plus le calme de la rue.

Mes affaires rassemblées et sur le point d’aller régler, je tombe nez à nez sur Godzilla franchissant le seuil avec une légèreté personnelle après avoir jeté d’une pichenette son mégot dans le caniveau. Du coin de l’œil, j’aperçois le patron taciturne se baisser sous son comptoir, s’emparer d’une bouteille sans étiquette avant de remplir un verre à pied en soupirant par le nez.

(…) 

Plus d’une demie année que je n’avais pas croisé P. dans les couloirs de ce huit-clos singulier. Indifférente au brouhaha ambiant de la cafétéria, où les ragots les plus sordides obtiennent des traits de noblesse, elle me raconte sa maladie à l’intitulé rare, ses mois d’hospitalisation, ses enfants accourus depuis l’étranger à son chevet, les cachets qu’elle devra dorénavant avaler par dizaines avant et après les repas, les pertes de mémoire, la fatigue ressentie au moindre effort, la vie qu’elle accueille avec une gratitude toute nouvelle. Son récit me poursuit longtemps après.

Le lendemain, je la croise à nouveau entre deux shots de jus vert aux vertus détoxifiantes. Un coup d’œil au cadran de ma montre me fait réaliser que je suis presque en retard pour une séance de psychologie que je dois aller traduire pour K, ma cliente de la semaine, mais la paume de sa main se pose sur mon épaule : « Ça me fait tellement plaisir de te voir, ça fait si longtemps. Tu sais, j’ai été très malade. Des mois d’hospitalisation. » Je la regarde me réciter son monologue avec les mêmes formulations et l’air aussi grave que la première fois. Elle est comme à son habitude, parfaitement maquillée et tirée à quatre épingles, mais sa main, celle qui tient un sachet rempli de cachets multicolores, tremble un peu. 

Je rejoins ma cliente K., qui me fait un petit signe et l’ébauche d’une sourire dès qu’elle m’aperçoit et nous allons ensemble à la séance. En quelques minutes, elle souhaite m’informer du déroulement de son déjeuner. Le ton de voix est celui d’une petite fille qui aurait perdu son doudou dans une cour de récréation. Selon ses dires, son voisin de table l’a perturbé par ses mauvaises manières, le serveur n’était pas de bonne humeur, l’eau hydrogénée ne lui a été servie qu’après deux requêtes, sa sole manquait de cuisson et le bruit de la tondeuse à gazon pendant toute la durée son repas aurait pu être évité. J’écoute, prends des notes, lui assure que je vais m’en occuper et je la prie de bien accepter mes excuses pour l’humeur capricieuse du serveur, la cuisson de sa sole et le bruit de la tondeuse.

Nous voilà arrivées dans une pièce qui sent l’eucalyptus et la menthe poivrée. La thérapeute, dont les cartes de visite violettes sur lesquelles sont imprimées une toupie m’ont toujours laissée songeuse, demande à K. de s’installer dans le fauteuil Eames en cuir lustré. Même si nous ne parlons pas la même langue, le contact visuel est primordial pour cette séance, explique-t-elle en préambule pendant que je m’installe sur un petit tabouret dans le dos de K.

K. se met alors à raconter quelques pans de ses cinquante années de vie. Ces derniers sont remplis de frustrations, de carences affectives qu’elle n’arrive pas à combler, d’élans amoureux contrariés, de départs prématurés des êtres qui lui étaient chers. Puis, comme un point d’orgue final, conclut par son envie pressante d’aller les rejoindre. Tout en traduisant, je suis confrontée pour la seconde fois de la journée à la fragilité de l’existence, de l’importance des mots choisis pour en parler. 

«  Elle explique que, depuis le décès de sa mère, pas un jour ne passe sans que l’idée de mourir ne l’effleure.

- Traduisez en « je », m’ordonne la thérapeute.

- J’ai tous les jours envie de mourir depuis le décès de ma mère. »

Je tente d’occulter le sens premier de cette phrase. 

K. continue : « Vous savez, ça me gêne de faire traduire toutes mes pensées sombres à mon interprète. » 

Je ne quitte plus des yeux mon cahier sur lesquels je griffonne les mots clés. 

« Vous avez sans doute noué une belle relation mais elle est là pour ça l’interprète, pour traduire. D’ailleurs, si elle en est incapable, elle devrait songer à changer de métier. Elle pourrait par exemple devenir vendeuse de fraises au marché. Vous voyez ? ». La thérapeute semble satisfaite de sa tirade, de son point de vue, il s’agit d’un véritable trait de génie, une fulgurance de haute voltige.

Mon stylo n’esquisse plus aucune lettre et je reste interdite.  

« C’est parce que les Japonais ont les yeux bridés qu’ils ne portent pas souvent des lunettes de soleil ? », « L’Asie a copié les technologies du monde entier grâce aux photos prises en voyage », « Vous parlez aussi le chinois? Et le thaïlandais? Parce que moi j’aime bien les plats à base de lait de coco », « Si vous êtes dérangés par les claquements de porte, c’est parce que vous n'êtes pas habituée à la structure de l’immeuble élaborée par des architectes du 19e siècle », « Si le Docteur S. s’exprime toujours de façon méprisante avec ses patients c'est à cause de son enfance difficile. »

Combien de fois me suis-je retrouvée au pied de ce carrefour linguistique, partagée quant au contenu à transmettre, préméditant la suite de l’échange avec un effroi amusé ? Alors évidemment, les gens ne font pas exprès, ne pensent pas à mal, ne veulent pas forcément blesser et souhaitent parfois même bien faire. C’est bien ça le pire. 

En attendant que l’air du temps cesse de glorifier l’estime de soi à outrance et arrête de confondre bienveillance et politesse, je rajoute des dentelles et des bouts de rubans à des pensées qui en manquent un peu et souris lorsqu’il m’arrive de tomber sur la publicité pour une salle de sport: « Les excuses ne brûlent pas les calories. »  

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