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Paris-Kyoto
26 juillet 2010

Quatre Quarts

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Il y a des nuits où le sommeil tarde à venir. On change de position pour être plus à son aise, on cherche à se caler mieux sur son oreiller, puis, à nouveau, on tourne et se retourne dans son lit. Mais rien n’y fait.

Agacé, on soupire dans le noir. Nous tendons alors la main à la recherche de l’interrupteur de la lampe de chevet et lorsque celle-ci s’allume, nous ne pouvons nous empêcher de fermer les yeux, réflexe oblige. Nous empoignons parfois un livre ou allumons la télévision. Il est rare de prendre un réel plaisir à ces activités qui se présentent comme des remèdes à l’insomnie. On s’inquiète des minutes de sommeil perdues sans retour. On calcule rapidement combien de temps il reste avant l’heure du réveil. On s’inquiète à la pensée du lendemain qui nous attend, à la mine défaite qu’on aura, à cette fatigue qu’on va traîner toute la journée.

Mais Rosalie n’était pas comme ça .

Il est vrai qu’elle n’arrivait pas à s’endormir mais il n’y avait pas de quoi en faire une maladie. Elle se ferait un café un peu plus fort que d’habitude avant d’aller travailler et se maquillerait afin d’avoir un joli teint rosé.

Lorsqu’il lui arrivait de ne pas trouver le sommeil, plutôt que de rester à végéter dans son lit, elle préférait se lever. Cette nuit là, l’envie la prit de faire la cuisine, car elle était gourmande. Elle rabatit d’un geste le gros duvet en plumes de canard et se leva. Elle enfila ses petites pantoufles qui se trouvaient bien rangés au pied de son lit, et passa sa robe de chambre posée sur le petit fauteuil rose pâle à l’angle de la pièce.

Comme le sommeil ne venait pas, autant en profiter pour faire quelque chose d’agréable. Cuisiner dans le recueillement de la nuit était, pour Rosalie, un secret bonheur. Elle alla dans son bureau et alluma son ordinateur. Elle se mit à chercher sur ses sites favoris des recettes gourmandes : forêt noire, fraisier, tiramisu… Ces desserts lui paraissaient tous plus savoureux les uns que les autres mais leur préparation demandait trop de travail. Elle voulait pouvoir rêver en cuisinant. Rosalie referma son ordinateur puis se dirigea vers la cuisine. La cuisine ! La pièce la plus petite de son appartement sous les combles, mais, sans conteste, sa pièce préférée.

Elle ouvrit son refrigérateur et inspecta son contenu d’un œil songeur. A part quelques denrées de base, il fallait se rendre à l’évidence : Il était à peu près vide. Il faut dire qu’elle ne mangeait que très rarement chez elle.

Il lui restait quand même trois œufs et un peu de beurre. Dans son placard, elle trouva du sucre, de la farine et une bouteille de rhum entamée.

Un quatre-quart ! Si elle avait été un personnage de dessin animé, on aurait vu une petite ampoule s’allumer au dessus de sa tête. C’était une bonne idée en tout cas. Une recette rapide et simple à faire, tout ce qu’elle demandait. Elle commença par sortir la balance.

Elle mesura le poids de ces trois œufs puis sépara les blancs des jaunes. Rosalie mélangea les jaunes dans un saladier avec leur poids de beurre fondu, de sucre, de farine et une lichette de rhum. Elle battit les blancs en neige, après y avoir ajouté une pincée de sel, et les incorpora délicatement dans le premier mélange. Elle versa ensuite la pâte dans un moule à cake beurré qu’elle enfourna à 160 °C. Pendant les 45 minutes que dura la cuisson, et dans l’odeur incomparable qui embaumait à présent la cuisine, elle comprit qu’elle avait emprunté sans s’en rendre compte pour faire son gâteau les gestes qu’elle avait vu faire des centaines de fois par sa grand-mère quand elle était enfant. Sa grand-mère servait le quatre-quart plus souvent accompagné d’une petite tasse de thé au lait. Cette odeur en cette nuit d’insomnie lui rappela l’hiver, les vacances, les crépitements et la chaleur du feu dans la cheminée. Pendant les vacances de février, elle rendait visite à ses grands-parents. Ses parents lui faisaient toujours plein de recommandations avant de partir, lui faisait aussi promettre d’être bien sage. Rosalie se rappelait avec quelle impatience elle attendait cette semaine durant laquelle elle était sûre qu’elle serait chouchoutée par sa grand-mère. Sa grand-mère qu’elle suivait partout dans la maison.

Quand il faisait beau, elles allaient jouer dans le grand jardin ou partaient en balade en forêt. Au retour, ses gants étaient souvent trempés par la neige qu’elle n’avait pas pu s’empêcher de toucher. 

Elle jeta un œil au four. La pâte, jaune clair en début de cuisson, avait à présent une jolie teinte caramélisée. Elle eut un profond soupir de satisfaction. Elle adorait le calme de la nuit, ce silence l’apaisait. Le minuteur à l’effigie d’Hello Kitty lui indiqua que les quarante-cinq minutes venaient de s’écouler. Elle se saisit d’une pique en bois et la planta dans le gâteau pour vérifier s’il était assez cuit. La tige ressortit sèche, elle éteignit le four et passa deux gants de cuisine. Elle ouvrit le four qui laissa échapper un souffle de chaleur. Elle posa le cake sur un sous-plat. Il fallait maintenant attendre qu’il refroidisse. Elle le savait. Mais elle n’eut pas la patience. Elle prit un couteau et se coupa une belle tranche fumante. Elle posa la part de gâteau sur une assiette blanche qui se couvrit aussitôt d’une fine dentelle de buée. Le petit morceau qu’elle détacha faillit lui brûler les doigts mais elle l’engouffra vite dans sa bouche. Elle reconnut le goût de son enfance, le goût de l’insouciance.

Elle se leva, éteignit la lumière de la cuisine et retourna se coucher. Elle s’endormit comme un bébé. 

 

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Commentaires
M
Hum le quatre-quart... l'odeur, le goût, la préparation même! tout cela est irrémédiablement lié à l'enfance. Une madeleine de Proust.
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Paris-Kyoto
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