Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Paris-Kyoto

3 septembre 2021

Echappée belle à Koufonissia: un art de vivre

656BFE59-B0C2-46F0-A0B7-1D1727935982

406FDAEE-957F-4521-A262-AFAD22C47D15

D1EE0863-FF9F-4D8C-A18D-22ACE33E6253

360F150E-7A89-4AF5-9773-E4FD363894C096ECD9A6-8C10-4CE1-B1CB-A89761B22E1099B8C8E2-7495-4C55-A4F2-79038733FDD6 2

 

 

 

Troublante par la beauté partout où le regard se pose, chaque parcelle de ce joyau préservé est une invitation irrésistible à la contemplation et à la décélération. Un retour aux essentiels où le corps se met au diapason d’une saisonnalité, d’un hédonisme à la grecque. 

Située au cœur des petites Cyclades, l’archipel de Koufonissia n’est accessible que par la mer ce qui ravit l’imaginaire. Il regroupe trois îlots et couvre une superficie de 26 km2. D’abord Pano et son village chaulé de 400 habitants qui surplombe le petit port de pêche traditionnel où les bateaux accostent. Puis, Kato, bordé de sublimes plages accessibles en une poignée de minutes à bord de la petite embarcation du capitaine Prasinos, du petit matin jusqu'à tard dans la nuit. Et enfin, Kéros, inhabité et à la topographie montagneuse, classé au patrimoine archéologique national. Lors de fouilles, des centaines de statuettes du Cycladique Ancien y ont été découvertes. C’est de là que proviennent les célèbres flûtiste et harpiste, aujourd’hui exposés au Musée national d’Archéologie à Athènes, et qui ont notamment inspiré certaines œuvres de Brancusi.

Pour rejoindre les différentes plages de Pano, il suffit de longer à pied le littoral sinueux, les rocs nus et les piscines naturelles ou d’emprunter à vélo la route asphaltée qui traverse l’île en son centre jusqu’à la baie sauvage de Pori. 

Au gré des jours, en sillonnant les lieux, on devient attentif aux variations impromptues des bleus et des verts, à la respiration de la mer, aux soupirs du Meltem, aux senteurs vespérales des fleurs sauvages qui se faufilent jusque dans la chambre. On se souvient d’ailleurs longtemps de la faible lumière de l’aube du premier matin et de la succession de sensations: le bruit des froissements de draps à la texture cotonneuse puis la montée de bonheur en ouvrant les rideaux en dentelle guipure, le grincement léger à l’ouverture des volets, l’air vivifiant qui souffle dans les cheveux. A l’horizon, l’îlot désert de Kéros, la mer Egée flirtant avec un ciel cannelle, le bêlement des moutons avalé par le rugissement sourd des vagues. 

Très vite, l’âme prend le pli et se calque au rythme du quotidien insulaire, celui du chant du coq, des premières lueurs, des marées, des passages de ferries aux moteurs ronronnants, des sons de cloches ecclésiales et des salutations sonores, généreuses, qui rebondissent contre les murs blancs à chaque rencontre. Elle s’émeut des vibrations, des secondes de communion, des gestes brutes de bonté, de ceux qui nous élèvent et dans lesquels entre beaucoup de noblesse. Il suffit d’un rien, d’une main se nichant sur le cœur, un éclat passionnel traversant le regard. Du reste, on passe son temps à plonger. Dans la légèreté, l’insouciance, les livres par pile, les horizons brossés au pinceau, la mer et ses récits. 

Ces terres sculptées par le vent des Cyclades depuis des millénaires, qui sentent le thym, le figuier et la lavande, semblent appartenir à ces beaux poèmes récités depuis toujours dans une stabilité miraculeuse. Immuablement. Les premiers du mois, les villageois se souhaitent un kalomina, un bon mois et des bouquets de fleurs sont accrochées aux portes d’entrée des maisons. Dans les ruelles villageoises, il y a toujours une occasion de partager, de s’entraider, de dialoguer. Aux croisements de routes, pas de panneaux ni de priorité, c’est un peu chacun son tour, à la bonne franquette, des grands signes de main et quelques nouvelles échangées à travers la fenêtre baissée. Au moment où l’ampoule du phare s’allume et dégage une impression de fête imminente, nos pas se dirigent vers la taverne de Nikolas. On traverse le village à pied, comme si on se rendait à un grand repas de famille. On passe à côté de l’église d’Agios Giorgios d’où s’échappent des effluves cuirés et fumées d’encens et des intonations graves, solennelles. Le long des maisons, sur les ficelles tendues, le linge qui a séché sous la chaleur écrasante de la journée et qui ne va pas tarder à être plié. Au bout de la ruelle nous parviennent les tonalités chantantes d’Eletheria, la mamie en tablier de l’épicerie, en train d’apostropher sa voisine. Au port, les pêcheurs, aux teints hâlés et coiffés de casquettes, rangent soigneusement leur nasse, cigarette à la bouche. Quelques chats allongés à l’ombre d’un arbre. Au loin, la silhouette du moulin à vent adoucie par la lumière caressante de la tombée du jour avant que les étoiles ne s’installent pour la nuit. Dans la superposition de tout ces petits détails, tels les aplats de couleurs d’une toile dont l’observation d’ensemble devient émouvante, on y devine des instants et des gestes intemporels.

Arrivé à la taverne, on s’installe sur la belle terrasse avec vue sur la calanque. À peine arrivé, le serveur nous offre un verre de vin glacé avec un petit clin d’œil. Peu à peu, des matières premières à la fraîcheur minérale et cohérentes se déposent les unes après les autres sur la table couverte d’une nappe à carreaux désuète. La cuisine grecque est proche d’une rêverie marine et végétale. Les poulpes, pêchés sur le rivages après la sieste de l’après-midi, sont grillés sur les braises fumantes ou servis en salade. Herbes aromatiques, poissons à la chair fondante, légumes locaux, twistés par un filet d’huile d’olive extra-vierge et des notes citronnées, jouent sur l’équilibre des parfums. La dégustation des fromages aux belles déclinaisons de saveurs à base de lait de chèvre et de brebis, comme la fêta ou la graviera kritis, rappellent la beauté singulière du terroir. Aux travers des plats, on ressent une profonde gratitude pour les produits et le savoir-faire des métiers de bouche transmis dans son ensemble, de l’agriculteur au cuisinier, en passant par les multiples étapes qui interviennent entre les deux. La succession des mezzés - caviar d’aubergine, croquettes de courgette, tzatziki, purée de pois cassés, spanakopita tiède - est une célébration gustative, une mélodie constituée d’accords parfaits. Des goûts harmonieux qui ressourcent le corps et l’esprit d’une belle vitalité. Fabuleux. 

Derrière la quiétude de ces instants capturés prenant place dans l’étirement de la soirée, il est également possible de percevoir le doux roulis de l’eau, le cliquetis d’un komboloï qui égrène discrètement le temps qui passe dans une régularité de métronome. Ici, tout semble être un laps de temps vaporeux dédié à la grâce, à un retrait silencieux au monde qui s’agite tout autour. Se rendre à Koufonissia, c’est déposer les armes, renouer avec la candeur, s’alléger l’esprit, sourire d’aise, se faire piquer en plein cœur par ces décors cinématographiques à perte de vue. Les heures se déclinent différemment, dénués de soubresauts et de précipitation, comme si c’était un peu dimanche tous les jours. Les petits chagrins ne savent même plus où s’accrocher, ils glissent avec la pluie le long des roches irrégulières et taillées par le vent avant de s’évanouir dans la mer à tout jamais. Ce sont des moments de félicité pour prendre de l’élan, pour nous réjouir des prochaines floraisons et des souvenirs à cueillir. 

  

 

 

 

Publicité
Publicité
5 juillet 2019

Les fausses excuses

les fausses excuses

 

« Details of your incompetence do not interest me. »

                           Dans Le Diable s’habille en Prada 

« Comme ça baka*, ce n’est pas possible. »

                           ma mère 

                           * « idiot » en japonais

(…) 

Une heure de matin un soir de semaine. Ma voisine Godzilla cogne, d’une force  proche de celle que l’on doit sans doute user pour soulever de la fonte sur des chantiers navals, à la porte de celle qu’elle accuse avec fureur être la responsable d’une fuite d’eau, un grand et classique désagrément parisien. 

Trente minutes de va-et-vient entre deux étages, franglais en surrounding de qualité supérieure : « The water on my plafond. I want the name of your propriétaire ». Ce qui explique la présence sur le palier de quelques voisins davantage intrigués qu’inquiets, sortis à la hâte du lit, le visage chiffonné de sommeil et les pieds nus. Si dans cet immeuble haussmannien, les portes épaisses incarnent une frontière polie entre ce qui peut être montré et ce qui doit être impérativement dissimulé, le malêtre aigu de ses individus confrontés à une quelconque forme de désenchantement, quant à lui, semble connaître des lois  auditives secrètes. 

Plusieurs jours plus tard, je finalise deux articles récalcitrants dans un café de quartier qui a le mérite de posséder une terrasse souvent vide en milieu d’après-midi. Peu réceptive à l’esthétisme des notes musicales survoltées de l’intérieur, j’apprécie d’autant plus le calme de la rue.

Mes affaires rassemblées et sur le point d’aller régler, je tombe nez à nez sur Godzilla franchissant le seuil avec une légèreté personnelle après avoir jeté d’une pichenette son mégot dans le caniveau. Du coin de l’œil, j’aperçois le patron taciturne se baisser sous son comptoir, s’emparer d’une bouteille sans étiquette avant de remplir un verre à pied en soupirant par le nez.

(…) 

Plus d’une demie année que je n’avais pas croisé P. dans les couloirs de ce huit-clos singulier. Indifférente au brouhaha ambiant de la cafétéria, où les ragots les plus sordides obtiennent des traits de noblesse, elle me raconte sa maladie à l’intitulé rare, ses mois d’hospitalisation, ses enfants accourus depuis l’étranger à son chevet, les cachets qu’elle devra dorénavant avaler par dizaines avant et après les repas, les pertes de mémoire, la fatigue ressentie au moindre effort, la vie qu’elle accueille avec une gratitude toute nouvelle. Son récit me poursuit longtemps après.

Le lendemain, je la croise à nouveau entre deux shots de jus vert aux vertus détoxifiantes. Un coup d’œil au cadran de ma montre me fait réaliser que je suis presque en retard pour une séance de psychologie que je dois aller traduire pour K, ma cliente de la semaine, mais la paume de sa main se pose sur mon épaule : « Ça me fait tellement plaisir de te voir, ça fait si longtemps. Tu sais, j’ai été très malade. Des mois d’hospitalisation. » Je la regarde me réciter son monologue avec les mêmes formulations et l’air aussi grave que la première fois. Elle est comme à son habitude, parfaitement maquillée et tirée à quatre épingles, mais sa main, celle qui tient un sachet rempli de cachets multicolores, tremble un peu. 

Je rejoins ma cliente K., qui me fait un petit signe et l’ébauche d’une sourire dès qu’elle m’aperçoit et nous allons ensemble à la séance. En quelques minutes, elle souhaite m’informer du déroulement de son déjeuner. Le ton de voix est celui d’une petite fille qui aurait perdu son doudou dans une cour de récréation. Selon ses dires, son voisin de table l’a perturbé par ses mauvaises manières, le serveur n’était pas de bonne humeur, l’eau hydrogénée ne lui a été servie qu’après deux requêtes, sa sole manquait de cuisson et le bruit de la tondeuse à gazon pendant toute la durée son repas aurait pu être évité. J’écoute, prends des notes, lui assure que je vais m’en occuper et je la prie de bien accepter mes excuses pour l’humeur capricieuse du serveur, la cuisson de sa sole et le bruit de la tondeuse.

Nous voilà arrivées dans une pièce qui sent l’eucalyptus et la menthe poivrée. La thérapeute, dont les cartes de visite violettes sur lesquelles sont imprimées une toupie m’ont toujours laissée songeuse, demande à K. de s’installer dans le fauteuil Eames en cuir lustré. Même si nous ne parlons pas la même langue, le contact visuel est primordial pour cette séance, explique-t-elle en préambule pendant que je m’installe sur un petit tabouret dans le dos de K.

K. se met alors à raconter quelques pans de ses cinquante années de vie. Ces derniers sont remplis de frustrations, de carences affectives qu’elle n’arrive pas à combler, d’élans amoureux contrariés, de départs prématurés des êtres qui lui étaient chers. Puis, comme un point d’orgue final, conclut par son envie pressante d’aller les rejoindre. Tout en traduisant, je suis confrontée pour la seconde fois de la journée à la fragilité de l’existence, de l’importance des mots choisis pour en parler. 

«  Elle explique que, depuis le décès de sa mère, pas un jour ne passe sans que l’idée de mourir ne l’effleure.

- Traduisez en « je », m’ordonne la thérapeute.

- J’ai tous les jours envie de mourir depuis le décès de ma mère. »

Je tente d’occulter le sens premier de cette phrase. 

K. continue : « Vous savez, ça me gêne de faire traduire toutes mes pensées sombres à mon interprète. » 

Je ne quitte plus des yeux mon cahier sur lesquels je griffonne les mots clés. 

« Vous avez sans doute noué une belle relation mais elle est là pour ça l’interprète, pour traduire. D’ailleurs, si elle en est incapable, elle devrait songer à changer de métier. Elle pourrait par exemple devenir vendeuse de fraises au marché. Vous voyez ? ». La thérapeute semble satisfaite de sa tirade, de son point de vue, il s’agit d’un véritable trait de génie, une fulgurance de haute voltige.

Mon stylo n’esquisse plus aucune lettre et je reste interdite.  

« C’est parce que les Japonais ont les yeux bridés qu’ils ne portent pas souvent des lunettes de soleil ? », « L’Asie a copié les technologies du monde entier grâce aux photos prises en voyage », « Vous parlez aussi le chinois? Et le thaïlandais? Parce que moi j’aime bien les plats à base de lait de coco », « Si vous êtes dérangés par les claquements de porte, c’est parce que vous n'êtes pas habituée à la structure de l’immeuble élaborée par des architectes du 19e siècle », « Si le Docteur S. s’exprime toujours de façon méprisante avec ses patients c'est à cause de son enfance difficile. »

Combien de fois me suis-je retrouvée au pied de ce carrefour linguistique, partagée quant au contenu à transmettre, préméditant la suite de l’échange avec un effroi amusé ? Alors évidemment, les gens ne font pas exprès, ne pensent pas à mal, ne veulent pas forcément blesser et souhaitent parfois même bien faire. C’est bien ça le pire. 

En attendant que l’air du temps cesse de glorifier l’estime de soi à outrance et arrête de confondre bienveillance et politesse, je rajoute des dentelles et des bouts de rubans à des pensées qui en manquent un peu et souris lorsqu’il m’arrive de tomber sur la publicité pour une salle de sport: « Les excuses ne brûlent pas les calories. »  

12 janvier 2019

Le récit des autres

Blog janvier 2019 le récit des autres

 

« En réalité, il existe deux sortes de vie : celle que les gens croient que vous menez, et l’autre. »

Un bonheur parfait, James Salter

(…) 

Transportée par la perspective d’une dizaine de jours de liberté imprévue, j’avais consulté les horaires d’une agence de voyage située à deux pas de l’Opéra Garnier. Raison pour laquelle, je me trouvais à sa porte pile à neuf heures ce matin là. Quelques instants plus tard, le prix du vol, la correspondance à Copenhague et l’heure d’arrivée à Tokyo Narita me furent annoncés.

L’agente de voyage, installée de l’autre côté d’un imposant bureau, procéda à ma réservation avec cérémonie. Tout en tenant fermement mon passeport couleur lie-de-vin entre ses doigts boudinés, elle tenta une amorce de conversation: « Alors, on s’apprête à rentrer au pays ? » Perplexe quant à la formulation, j’éludais en lui posant à mon tour une question plus classique, à savoir si elle s’y était, à tout hasard, déjà rendue. « Oui, avec mon mari », m’affirma-t-elle avec aplomb. Ces deux informations ne manquèrent pas de me surprendre.  

Sans que je ne l’encourage outre mesure, elle poursuivit: 

- Je connais bien l’Asie. Et pour tout vous dire, j’ai trouvé qu’au Japon les gens étaient beaucoup trop obséquieux, trop attentifs, trop obéissants. En tant que bonne Française, j’avais envie de leur dire de se lâcher. Vous voyez ? 

Il me tardait d’être au départ prévu moins de 48 heures plus tard. 

(…) 

Les moments de bonheur sur l’archipel, ce sont aussi les voyages au cœur du voyage, les explorations terrestres, les expéditions en province hors de la quiétude disciplinée de Tokyo. C’est le plaisir d’entendre le chef de gare annoncer au micro le nom d’un village dont les consonances nous parviennent pour la première fois, d’apercevoir le long de la route les rizières fraîchement fauchés, de s’émouvoir de la déclinaison des verts et des rouges des feuillages, de ressentir la sérénité d’un temple devant lequel on s’incline imperceptiblement au détour d’un chemin après une longue marche. Sans oublier toutes les autres sensations, les notes herbacées d’un thé brûlant, l’odeur délicate du tatami sur lequel a été étendu le futon pour la nuit, les temps d’errances, l’immersion jusqu’au cou dans une source thermale d’une texture laiteuse à la température parfaite où le corps s’étire et l’âme s’apaise.

(…) 

Retour à Paris. La mise en page de mon reportage sur un domaine viticole au Japon est en cours de finalisation chez le graphiste et je me prépare à une semaine d’interprétariat. Les demandes peu banales à devoir honorer m’ont été transmises par mes clients. Le ton des échanges est petit-à-petit devenu autoritaire et impérieux. C’est avec une certaine appréhension que j’effectue le chemin de mon domicile à cet hôtel situé sur la Place Vendôme.  

Durant des journées interminables, il a fallu contourner les obstacles. Transformer les affirmations en certitudes. Feindre une forme d’assurance malgré les heurts en continu. Réprimer les pensées, ignorer la démesure et les propos dénués d’une quelconque conscience du monde. Ma présence ne servit qu’à être un sas invisible entre réalité et illusion. L’exercice d’être prise dans l’étau des vies esseulées aux mises en scène clinquantes ne fut pas toujours aisé. Il fut même laborieux. 

(…) 

Un soir de semaine, je suis invitée chez Aida dans le 7e arrondissement. Bien que l’invitation en question ressemble d’avantage à un ordre faussement agréable « tu ne dois pas avoir souvent l’occasion de te rendre dans ce type d’établissement alors viens », je la remercie tout en omettant de l’informer que je connais bien le lieu. Ma cliente à l’humeur capricieuse souhaite visiblement jouer les prolongations bien que la configuration de cette relation hiérarchisée, avec tout ce qu’elle implique, soit loin d’être une partie de plaisir. Le matin même, après m’avoir fait quelques reproches dont le sens m’échappe encore aujourd’hui, elle m’avait pris des mains mon carnet de notes dans lequel je consignais toutes les informations utiles à cette semaine. Elle s’était mise à le feuilleter et me l’avais rendu après la douce remarque que j’étais vraiment brouillon. « Absolument, lui avais-je répondu, c’est mon petit côté artistique ».  

Quelques heures à peine après cet épisode, dans l’environnement calme prêtant à la confidence de ce restaurant et encouragée par un second verre de vin, la voilà emportée dans un long monologue dans lequel elle se jette des fleurs. Des champs de coquelicots et de tournesols. Plusieurs minutes plus tard, elle agrippe, telles que le feraient les serres d’un rapace, mon bras gauche pour ponctuer une plaisanterie à laquelle je ne souris que par politesse. Je fais mine de réajuster mon châle afin de me dégager de cet élan tactile déplaisant. Cependant plus rien ne l’arrête, elle poursuit son récit qui consiste à m’expliquer de quelle façon son entreprise a doublé son chiffre d’affaires par une sombre escroquerie financière. La construction narrative de son storytelling me semble mériter un léger peaufinage. 

Un délicieux homard aux oursins nous est servi. Je reprends une gorgée de vin, l’équilibre gustatif est merveilleux. Paris me semble soudain très loin. 

La porte coulissante située dans mon dos s’ouvre sur un couple de Japonais que je reconnais aussitôt. C’est le chef K, étoilé Michelin, accompagné de son épouse. Il porte la même montre suisse au cadran distinctif que le jour de l’interview effectuée quelques mois plus tôt.  L’anecdote liée à son garde-temps m’avait d’ailleurs été dévoilée ce jour-là. Une fois installé, nos regards se croisent. J’incline la tête pour le saluer et lui fait de même.   

Le babillage de ma Shérazade de pacotille s’est interrompu. Le cœur battant, j’ose espérer qu’elle n’a pas remarqué mon moment d’absence. Peine perdue. Evidemment. 

Un interrogatoire serré et insistant prend forme au débotté. Je réponds  tant bien que mal par des ellipses. Elle en profite pour me poser des questions particulièrement intrusive desquelles je parviens à me dérober de justesse. Je remarque que ses yeux se sont encore rétrécis et son regard semble s’être perdu dans l’observation soutenue d’un élément invisible. Son visage est frappant par la ressemblance avec celui d’une idole cycladique. 

Après tout, je ferais peut-être mieux de mettre carte sur table, lui dire qu’elle peut arrêter de s’épuiser à transformer la vérité, que je suis au courant de l’imposture et de son tissu de bobards. Cela fait trois jours que j’écarte de justesse des situations vaudevillesques à chaque fois qu’elle est dépassée ou perd la maîtrise d’elle-même. Ça nous simplifierait les choses. 

J’imagine l’impact qu’aurait cette scène absurde mais mes pensées sont immédiatement reléguées aux oubliettes à la vue d’un geste : sa main empoignant un verre d’eau puis le déverser d’une traite dans son Puligny-Montrachet 1er cru. « C’est ma technique pour ne pas être trop ivre », m’explique-t-elle en faisant cligner ses yeux bordés de faux cils.  

7 septembre 2018

Il suffirait de le dire

 

BLOG

 

« Est arrivé une génération de filles qui n’ont plus envie qu’on lui impose des choses, qui n’ont plus envie qu’on leur dise la façon avec laquelle elles devraient se comporter. Chacun peut construire son propre cheminement. L’opinion imposée a fait son temps. » 

                                                                                                        Joseph Ghosn

« Ce qui me fait fuir ce sont les gens qui restent et qui s’enlisent dans leur inertie, s’en plaignent en cultivant leur emprisonnement au lieu d’agir. »

                                                                                                       Suzanne Clément 

« Oui, j’ai vécu comme un garçon. Ça m’irrite de dire cela. J’aurais préféré dire : j’ai vécu comme une femme libre. Cela veut dire que j’ai eu des aventures, des amants, que je peux partir quand j’en ai envie… »

                                                                                                       Jeanne Moreau

(…) 

C’est une lumière vibrante, estivale, qui m’a réveillée ce matin-là et non le claquement de porte sonore, provenant fréquemment du mur d’à-côté, celui de ma voisine que j’ai rebaptisé Godzilla (la force qu’elle est capable de déployer dans ses mouvements étant de l’ordre de celle des super-héros). Les grandes vacances ont du bon. 

Tout en préparant un café dans l’appartement silencieux, en changeant l’eau d’un bouquet de menthe, en m’attelant à ces gestes qui n’appartiennent qu’à moi et que j’ai plaisir à faire, j’eus la sensation de reprendre mes marques à l’aide du bon tempo, celui qui m’avait tant manqué durant ces dernières semaines.

(…)  

Malgré les consignes limpides qui m’avaient été attribuées par une rédactrice en chef d’un magazine qui débutait sur le marché après un lancement en économie participative très tendance du moment : « Le portrait que vous nous soumettez devra faire 4500 signes. Nous n’avons pas de budget pour les images de cette rubrique, par conséquent, nous comptons que vous nous fassiez parvenir en parallèle de l’article des photos libres de droits. » Le ton était donné et bien que mon intuition me murmurait de laisser tomber, allez savoir pourquoi, j’ai accepté en m’y attelant de façon hâtive, sans doute pour m’empêcher de réfléchir d’avantage. Alors, dans l’espoir d’obtenir un récit différent des dizaines d’articles déjà écrits sur le sujet proposé et qui me tenait à coeur, la discussion, lors de l’entretien qui dura des heures, fut menée en japonais. Les jours de rédaction qui suivirent furent remplis d’un champs lexical végétal, mon quotidien prit les traits d’une bulle déconnectée du reste du monde, le rythme de mes nuits ne tarda pas à être bousculé et les réveils furent teintés par les premières lueurs du jour. Une véritable évasion immobile parfaitement dans l’air du temps. J’ai aimé ces moments. 

Une fois l’article rendu, la validation ne tarde pas. Très satisfaite, presque étonnée du résultat, la rédactrice en chef m’avoue qu’il y a néanmoins un hic car « les photographies reçues ne conviennent pas pour notre publication qui met un point d’honneur à la qualité de ses illustrations. De ce fait, vous comprendrez aisément l’impossibilité de publier le sujet en l’état. Avez-vous la possibilité de retourner prendre d’autres clichés? », me demande-t-elle. 

Pour mieux comprendre, je me mets à feuilleter le numéro précédent et je trouve le contenu de son message très prétentieux. 

(…) 

J’ouvre les fenêtres. L’orage gronde fort. Des trombes d’eau se mettent à tomber dans le silence de la nuit. Une de ces pluies attendue et tant espérée, qui nettoie à grandes eaux, lave, fait disparaître la poussière, dissipe les pensées sombres et rafraîchit l’air. 

Je m’endors avec le son des gouttes qui ricochent contre le toit de ma chambre à coucher emplie soudain de ce parfum et de cette odeur que je reconnais les yeux fermés, celle du début de l’automne. 

Bientôt ce sera, pour moi aussi, l’heure du départ, le grand départ, celui du commencement, d’un nouveau chapitre.  

Enfin.

5 janvier 2018

Au coeur de la vague

Au coeur de la vague

« J’ai appris la mort de Nathan durant un séminaire de motivation dans le Morbihan. (…) La journée qui avait précédé avait des allures de cauchemar. Tout ressemblait à une mascarade grotesque mais je crois que j’étais la seule à m’en rendre compte. Je regardais les autres effarée, j’avais envie de hurler, de me débattre, de cogner à leur front comme on cogne à une vitre. « Non mais vous ne voyez pas? Vous faites semblant. Dites-moi que vous faites semblant. » (…) Nous étions arrivés le lundi, vingt cadres de la boîte dans la même voiture d’un TGV bleu. Trois heures de vannes grossières, de blagues ordinairement racistes, misogynes ou homophobes, trois heures de papotages confondantes de connerie, émissions télé horoscope potins people, trois heures de discours de droite néandertalienne, aurait dit Nathan.»

Dans Le coeur régulier d’Olivier Adam

« Nous sommes entrés dans une société de l’éphémère, de l’instant, de la volatilité, de la vitesse. Le zapping et le surfing deviennent des morales essentielles du rapport au monde, une manière de se jouer de la surface pour éviter de choisir et multiplier les expériences sans s’engager. Un individu contemporain est confronté en permanence à une multitude de décisions. (…) Les technologies contemporaines, loin de faire gagner du temps comme on le croit souvent, ne cessent de multiplier les engagements. Le téléphone cellulaire est l’instrument clé de la mobilité, de la réactivité, de l’adaptabilité. de la multiplicité et de l’ubiquité des engagements, il rend illimité le temps de travail et de disponibilité.» 

David le Breton dans un article paru dans Libération.

(…) 

Au bout du ponton, lorsque le capitaine de l’équipage a spontanément tendu la main pour aider chaque passager à monter à bord de l’antique bragozzo, quelque chose m’a immédiatement semblé familier et rassurant. 

Peut-être était-ce le clapotis de l’eau, le doux prego, le léger bercement de l’embarcation aux boiseries délicates, l’odeur iodée ou le brouillard qui commençait à s’épaissir jusqu’à devenir un ailleurs intemporel, un retrait silencieux au monde qui s’agitait tout autour. 

Peut-être était-ce la superposition de tout ces petits détails, tels les aplats de couleurs d’une toile, dont l’observation d’ensemble devient soudain émouvante. 

Peut-être. 

(…) 

Plusieurs semaines plus tard, depuis le taxi qui me mène d’un hôtel situé place Vendôme à mon domicile, j’observe la ville, à peine endormie, noyée sous la pluie froide de janvier. 

De 2017, il restera ces moments de plaisir que personne ne pourra  abîmer : dénicher la dernière marinière à ma taille dans une boutique à Pontorson, les retrouvailles avec lui juste en face de l’Opéra Garnier avant de filer dîner au comptoir d’un vieil itamae, le silence des matinées, les réminiscences olfactives inattendues qui eurent le pouvoir de me catapulter dans la salle à manger de mon enfance, les rencontres avec des passionnés en quête d’excellence, le visionnage du documentaire « A la recherche des femmes chefs » au Publicis dont je suis sortie émerveillée un jour d’été, les verres de Côtes-du-Rhône sirotés au comptoir dans ce petit bar situé à deux pas du marché Saint-Honoré où nous avons maintenant nos habitudes ou encore les heures passées à écouter les podcasts de France Culture tout en m’attelant à de nouvelles recettes.

Puis aussi, les journées dans cette fameuse clinique aux allures de grand théâtre, avec une mise en scène orientée vers le registre du polar sophistiqué, à la Cluedo. L’ambiance feutrée, les conversations chuchotées, la moquette épaisse qui semble avaler tous les secrets, les protagonistes aux profils peu conventionnels, les sourires figés quoiqu’il arrive avec en fond sonore les Nocturnes de Chopin. Là-bas, tout se prête volontiers à l’égarement de l’imagination, à la montée en surface des idées enfouies. Au coeur de ce luxueux huit-clos, il y eut la disparition tragique d’une Breguet signalée par un patient à la mémoire parfois confuse, les consultations médicales effectuées dans une chambre aux airs de fin du monde, les confidences libérées avec soulagement, les médecins reprenants leur souffle entre deux rendez-vous, les cafés brûlants avalés à la va-vite pour tenir le rythme et les explications traduites en japonais d’un type spécifique de collagénose, du principe des injections PRP en passant par celle d’une méthode irréfutable pour éradiquer les métaux lourds dans les organismes soumis à des habitudes alimentaires particulières.

Evidemment, peut-être pour rendre ces ressentis encore plus précieux, il y a eu les jours où tout va tellement de travers que l’on se demande ce qui nous a pris de nous lever. Mais il a bien fallu continuer à avancer en s’adonnant à quelques menus rafistolages et en s’offrant du temps afin que le chemin soit moins pénible à parcourir. 

Alors lorsqu’un soir de semaine, la tête préoccupée, je manquais de justesse une entrée spectaculairement fracassante dans un bar où la pénombre ambiante dissimule avec soin une marche à la hauteur de la porte (sans doute conçue par un architecte farceur), je pris quelques secondes pour retrouver mes esprits. La serveuse inquiète de ma présence, me questionna avec une forme d’accueil relativement personnelle : « Est-ce que vous cherchez quelque chose? » 

« Oui, un sens à ma vie », avais-je envie de lui répondre. Mais dans la palette des réactions possibles, je me suis souvenue qu’en l’absence évidente du sens des convenances, l’ironie restait un mode de communication rarement approprié. 

 

Publicité
Publicité
6 octobre 2017

La mascarade était au bout du chemin

La mascarade était au bout du chemin

« L’humour est une manière de communiquer qui permet de dépasser l’obstacle de la timidité. C’est un signal de fumée permettant de faire passer un message important qui, si je l’exprimais littéralement, serait en fait moins efficace. L’ironie cache souvent un moment dramatique. » 

                                                                                                                                                                                    Maurizio Cattelan 

« Mon père était un taiseux. Avant de mourir, il m’avait cité cette phrase merveilleuse: « Ce n’est pas preuve de bonne santé que d’être parfaitement à l’aise dans une société de malades. » Il me voyait, souffrant des mêmes malentendus que lui, traînant partout  mon hypersensibilité, paralysée par le regard des autres, baissant les yeux, rasant les murs, fuyant le contact et m’en voulant. Il m’aura fallu des années de travail sur moi-même pour surmonter cela. Sans doute est-ce difficile à comprendre pour qui n’est jamais passé par là. Mais soutenir le regard de quelqu’un sans que mon coeur batte à tout rompre, accepter d’être moi sans faire semblant, telle quelle, pacifiée… Oui il m’aura fallu des années pour parvenir à cet équilibre. 

Dans L’illusion délirante d’être aimée de Florence Noiville

(…)

À l’arrivée de l’été, lorsque les grandes artères citadines se vident brusquement, partir au débotté pour explorer le pays est en soit un  luxueux avant-goût de bonheur. 

C’est accompagnée d’une sensation de liberté que j’ai donc, à mon tour, abandonné Paris avec le premier train du matin. Au bout de la route, j’ai retrouvé la torpeur milanaise, ses tonalités chantantes, ses parfums et ses saveurs célébrées à chaque repas. Chaque jour, j’ai été séduite. Par la pâleur virginale de l’aube. Par la sensation de l’humidité collante, cette moiteur tiède et entêtée, qui s’accrochait sur la peau. Par toutes ces nuances d’ocre et de beige des façades. Par les vitrines désuètes des vieilles pâtisseries. Par le silence des églises. Par la voix rassurante du vieil aubergiste qui me souhaitait une « buonanotte » lorsqu’il me tendait la clé de ma chambre après la nuit tombée. 

Puis, il y a eu la parenthèse tessinoise, une région à la douceur de vivre évidente qui m’est profondément gravée dans le coeur et dont je connais certains chemins de traverse.

Un dimanche soir donc, dans le train qui longe le lac Majeur, le morceau « Are you serious » d’Andrew Bird passe en boucle dans mon casque audio. D’ici à quelques minutes, je vais retrouver celui qui m’allège un peu la vie ces derniers temps. Je sais que lorsqu’il me prendra dans ses bras comme un petit paquet livré par DHL, je pourrai enfin lui tendre mon Longchamp, suspendre mes cogitations et me laisser porter.   

Ces quelques jours ont été rempli de grandes tablées joyeusement animées dans le jardin attenant à la villa, de bises à triple, de verres de trop, de lendemains baignés de soleil suivis de petits-déjeuners aux airs de film français. Je garde en mémoire de délicieuses sensations dont la simple évocation me transporte immédiatement à une saison qui n’est plus: le fraîcheur sous le pied au contact de la pierre lisse des grands escaliers de la maison, les regards échangés, l’étirement des chaudes soirées ou l’odeur des nuits contre lui.

C’est sans doute un peu à cause de tout cela qu’au moment de voir son dos sur le quai de cette toute petite gare qui sentait bon les vacances, j’eus le sentiment cruel, presque enfantin, d’être abandonnée à une immense solitude. Même si, d’ici à quelques heures, je serai à nouveau entourée pour trinquer à d’autres retrouvailles. Il est indéniable qu’après avoir goûté à l’insouciance sereine, le retour à la réalité, momentanément oubliée mais qui piétinait impatiemment de me retrouver, avait été quelque peu brutal. 

(…)

Une dizaine de jours plus tard, il me faut à nouveau remplir mon sac de voyage, effectuer les mêmes gestes, réfléchir aux cadeaux, penser à l’essentiel en prévision d’un week-end à la campagne dont on parle depuis des mois à l’occasion d’un anniversaire, qui prend petit-à-petit des allures de mariage indien.

Le voyage fut long. J’eus aisément le temps d’observer le soleil décliner et les arbres se découper en ombres chinoises avant que la campagne environnante ne soit enveloppée d’un noir d’encre. Partis à l’heure du déjeuner, ce n’est qu’après avoir roulé des centaines de kilomètres et traversé des dizaines de villages endormis que nous sommes arrivés au domaine. Le soulagement ressenti au moment de retirer la clé de contact de la voiture ne fut cependant que de très courte durée. 

A l’aube, allongée en robe d’été sur la pelouse qui entoure la maison de famille, après une nuit sans sommeil, je pense aux événements de l’année écoulée, aux choix qu’il m’a fallu prendre, aux différentes rencontres, aux choses que j’ai acquises ou délaissées.  

Dans ce calme matinal, mes rêveries deviennent un refuge. Je ferme les yeux. Des images de mon dernier voyage en Asie ne tardent pas à surgir une à une. Je revois avec précision les marchands ambulants encombrants les trottoirs, les marchés à l’activité incessante, les complexes hôteliers ultramodernes côtoyants les habitations de fortune, les temples aux dorures flamboyantes, les supérettes sur-climatisées et le long des canaux, les maisons en bois sombre construites sur pilotis à la stabilité miraculeuse. Je me souviens de la cacophonie exaltée de cette ville insomniaque à la faim insatiable engloutissant les âmes, l’argent et les énergies. Je retraverse mentalement le labyrinthe citadin où, comme en réponse à cette agitation affolée, les moines scandent leurs prières dans un rythme à la lenteur ronronnante parfaitement calibré dans sa temporalité. Chargés d’offrandes ou de fleurs de jasmin tressées en guirlande, les croyants semblent y puiser une forme précieuse d’équilibre. 

Le flux de mes souvenirs s’interrompt soudain par le joyeux « bonjour » d’une femme élégamment habillée. Même de loin, je reconnais la silhouette de la mère de mon hôte. Tout en me relevant, je lui fais un signe de la main. Arrivée à sa hauteur pour lui offrir un pot de romarin, elle me demande : « Avez-vous vu des chevreuils ce matin? Il y en a toujours au bord de la piscine à cette heure-ci. » 

(…)

La soirée d’anniversaire se déroule avec une prévisibilité qui ne laisse que peu de place aux belles surprises. Autour de la grande table en plastique trônent un bol de salade de riz imbibée de vinaigre balsamique et d’olives non-dénoyautées, une trentaine de coupes de champagne remplies à mi-hauteur et une pile d’assiettes en céramique dépareillée. Les discussions animées par ceux qui ont troqué leur Berluti contre des espadrilles vont bon train. Il suffit de tendre l’oreille pour entendre parler de cas exceptionnels de droit de succession avant qu’un grand à lunettes déclare en plaisantant : « on ne va pas parler de boulot toute la soirée ». La messe est dite. Il sera ensuite question du prix au mètre carré à Paris selon les arrondissements, la prise de poids d’une chanteuse lambda et de l’aventure d’une stagiaire avec l’avocat-associé d’un cabinet réputé. Plus tard, en pensant sans doute me faire plaisir, on m’affirmera que « Genève est une ville trop calme mais où on y gagne bien sa vie » et que « le Japon est un pays magnifique même si on y parle très mal l’anglais ». Pendant que chacun partagera sa petite anecdote du même acabit avec ce plaisir tangible de ceux habitués à être écoutés, je m’interroge sur les bases du savoir-vivre en société, les limites du racisme ordinaire passif et la fierté de partager sa méconnaissance du monde. 

En attendant l’heure de la délivrance du lendemain, jour du départ, je joue le jeu, je souris, je reste polie et je me sens de plus en plus démunie.

Pour le moment, j’ignore qu’il me sera possible de rendre les ressentis de cette absurde mascarade plus légers et moins douloureux. Je ne connais pas encore le pouvoir de l’oubli, celui qui me fera placer dans un recoin de ma mémoire les 1300 km parcourus, les conditions d’hébergement discutables, l’ambiance d’école de commerce, les plaisanteries potaches pour lesquelles je conviens être très mauvais public, surtout lorsqu’elles ne sont pas tempérées par d’autres conversations. Je n’ai pas conscience que bien plus tard, lorsque tout sera enfin terminé, lorsqu’il sera occupé par la préparation d’un espuma grâce à un nouvel appareil ménager, je serai en mesure de redéfinir certaines amitiés qui ne me tiennent, effectivement, moins à coeur. 

23 janvier 2017

Tenter de faire du mieux que l’on peut

Blog Janvier 2017

C’est en sortant de la bibliothèque que je croise Mme S. Elle me présente ses condoléances du ton qu’ont les bonnes gens. Elle veut manifestement me réconforter. Quelque sotte cousine doit lui affirmer régulièrement qu’elle seule, Mme S., sait trouver les mots dans les situations douloureuses. A force, elle a fini par s’en convaincre. 

Dans Vivre près des tilleuls de L’Ajar

Il n’y a jamais de fin à Paris et le souvenir qu’en gardent tous ceux qui y ont vécu diffère d’une personne à l’autre. Nous y sommes toujours revenus, et peu importait qui nous étions, chaque fois, ni comment il avait changé, ni avec quelles difficultés - ou quelle facilité - nous pouvions nous y rendre. Paris valait toujours le déplacement, et on recevait toujours quelque chose en retour de ce qu’on lui donnait. 

Dans Paris est une fête d’Ernest Hemingway 

Je me souviens m’être crispée en voyant son nom s’afficher sur l’écran de mon téléphone, je savais ce qu’elle allait m’annoncer et ça n’a pas manqué: « J’ai été virée », m’a-t-elle dit d’une traite. Certains auraient mentionné les termes de « rupture de contrat » pour rendre cette forme d’échec moins brute, moins frontale mais ce n’était pas son genre. 

La décision avait été prise par ses supérieurs après une courte discussion dans l’une des vastes salles de réunion située au deuxième étage de la société. Il avait été inutile, pour les personnes habilitées à ce pouvoir décisionnel, de développer outre mesure le cas de figure d’une banalité classique. Chacun avait eu son petit air silencieux mais entendu, celui dont on use dans les grandes entreprises helvétiques, qui font de l’honnêteté une pierre angulaire du fonctionnement dans son ensemble, mais si préoccupées à le faire croire qu’elles en oublient son application réelle. Tout avait été savamment orchestré en amont pour que la précipitation lui permette beaucoup de choses, excepté la clairvoyance.

(…)

Durant les deux derniers mois, j’ai assisté à un mariage au sein d’une splendide cathédrale, dansé au milieu d’une ancienne abbaye, dîné avec un rockeur japonais, pris dans mes bras un nouveau-né lors d’un après-midi glacial de décembre, recueilli pour les besoins d’un article les propos d’une femme à la réussite parfaite mais à la solitude palpable, pris mes marques dans ce nouvel appartement dont le parquet fraîchement vernis me réjouit chaque matin, vécu un Noël des plus paisibles avec lui, mesuré la chance de l’avoir à mes côtés, pris souvent le train et aimé le retrouver, dans ce bar choisi par ses soins, lui arrivé en avance, moi, à l’heure, comme cela avait toujours été le cas entre nous.

En parallèle de tout cela, il a fallu vivre, continuer à travailler en s’appliquant à trouver de la douceur aux choses, détourner la trajectoire des situations qui allaient droit au mur, lui expliquer poliment que signer l’un de mes articles avec son nom n’était pas très élégant, apprendre à se fier à cette précieuse intuition forgée au gré des expériences, faire en sorte de ne pas sursauter aux sons des sirènes venants suspendre le murmure citadin, mettre du coeur là où il en manque cruellement et rire en entendant « un écureuil c’est un rat qui a mis une robe de soirée ».

(…)

Lors de cet apéro, ballon de vin rouge à la main, elle rebondit prestement sur l’une de mes anecdotes de voyage, avec ce débit parisien réconfortant, en me contant son expérience d’une année dans un pays du nord de l’Europe. Il a été question d’adaptations culturelles, de réajustements, de babillages dans une langue qui n’était pas la sienne et de cet air réjoui qu’elle se tenait de garder malgré, elle l’avouait elle-même, l’épuisement que cela pouvait engendrer à long terme. Tout cela faisait étrangement écho à ce que je connaissais et me sentais soudain moins seule avec mes ressentis. Puis vint l’histoire d’une soirée importante pour sa carrière, la description de sa robe de couturier, sortie de sa housse pour l’occasion, suivi de celles de la salle de réception à la décoration sans fausse note, des amuses-bouches délicats, des chandeliers en argent, de l’ambiance chaleureuse mais où tout semblait néanmoins mesuré et pétri par les convenances des schémas établis. Elle m’expliqua la montée de stress qu’elle avait ressenti au moment de prendre place autour d’une table dressée à la perfection pour une vingtaine de personnes, la lumière tamisée, le cliquetis des couverts sur la fine porcelaine tout aussi discret que les rires des convives et l’effroi, à l’idée de faire une quelconque erreur. Pendant que je nous resservais un second verre, sa voix s’interrompit et son visage se fendit d’un large sourire, signes qu’elle était prête à me dévoiler la chute de ce long récit. Enthousiaste, je la pressais à poursuivre, ce qu’elle fit sans attendre. Elle me parla donc de son désarroi lorsque toute l’attention de l’assemblée avait été portée sur elle. Son hôte l’avait, en effet, interrogée sur sa récente installation en Scandinavie ainsi que l’avancement de sa thèse. Elle me raconta avoir alors déposé prestement ses couverts afin de pouvoir, dans un premier temps, s’essuyer le coin de la bouche à l’aide de sa serviette, et dans un second temps, formuler mentalement sa phrase. Tout était si bien parti qu’elle ignore encore aujourd’hui ce qui la poussa à répondre … en espagnol. 

(…) 

Dans la cage d’escalier, je croise le propriétaire de mon appartement : « Ca tombe bien, figurez-vous que j’ai un petit cadeau pour vous. Ce n’est pas grand chose mais quand même ». Je crois deviner qu’il s’agit du fameux pot de confiture aux pommes, confectionnée dans l’un de ses domaines à la campagne, dont il me vante la saveur à chaque rencontre imprévue. Je patiente devant la porte ouverte, qui me laisse le loisir d’admirer ses tableaux de scènes de chasse accrochés dans le hall de l’entrée selon un ordre presque mathématique, et le revoilà, la mine réjouie, me mettant dans les mains un détecteur de fumée d’incendie flambant neuf, avec pile alcaline 9V fournie, d’une garantie de cinq ans.

17 août 2016

Le temps d'un été

Le temps d'un été

 

La puissance, c’est le pouvoir que l’on prend sur autrui. 

La liberté, c’est le pouvoir que l’on prend sur soi-même. 

                                                                                             Denis de Rougemont

 

C’était comme ça à l’époque. On venait à Paris avec une chemise de nuit, un crayon et un Rolleiflex. 

                                                                                             Sabine Weiss

Lors d’un entretien contenant toutes les questions d’usage, la doctoresse n’a pu s’empêcher d’hausser soudain le sourcil. Bien qu’imperceptible, j’ai senti néanmoins, dans son oeil, comme un doute à propos de ce que je venais de lui traduire. 

Elle a répété sa question. J’ai répété la réponse. Le patient, quant à lui, a pris un stylo et a écrit sur un bloc notes, posé tout en haut d’une pile de documents, deux chiffres. 

Cette fois, la doctoresse m’a jeté un regard qui en disait beaucoup trop. Sans aucune inflexion de la voix, afin de ne pas affecter le cours des choses, j’ai repris: « oui, 80 cigarettes par jour pendant 50 ans. » Malgré tout, je le savais, la consultation prenait déjà une tournure différente. 

Consommation d’alcool? Evidemment mais en quantité réduite maintenant. Opération? Oui, suite à une morsure à la main gauche. Autre chose? Une lourde intervention au coeur. Le patient précise avoir, à chaque fois, appelé un ami avant de composer le numéro des secours. Activité sportive? Une salle de sport à son domicile, dotée de plusieurs machines, a récemment été installée. 

La mesure de la tension artérielle est sans appel: relativement haute. « Habituellement, je n’ai pas ce problème… », ose le patient japonais subitement blagueur avec un coup d’oeil à la femme qui l’ausculte: « C’est parce que je la trouve très belle », poursuit-il. « La blouse blanche fait toujours son petit effet » risque la doctoresse avec un rire un peu forcé, qui s’interrompt rapidement. Elle lui demande de bien vouloir s’allonger. 

Derrière le rideau blanc tiré, je continue de traduire: « Respirez profondément, retenez votre respiration quelques secondes, respirez à nouveau normalement. Sentez-vous une douleur ici? Et là? Bon. Maintenant, levez-vous et essayez de toucher le sol avec vos mains. Sentez-vous des vertiges? Non? Très bien. Vous pouvez vous rhabiller. » 

Bruits de vêtements qui glissent sur la peau puis ceux des chaussures que l’on enfile, à la hâte, en faisant taper le bout du pied sur le linoléum aseptisé. Claquement rapide des talons du médecin pour regagner son bureau face auquel le patient s’est installé sans un mot. 

C’est à ce moment là que j’ai compris. Grâce à son T-shirt mal remis, qui laissait entrevoir un bout de son dos, tout faisait enfin sens.

Au Japon, les inscriptions indélébiles sur le corps, avec un dégradé de couleurs dans les tons azurs, sont strictement interdits. Sauf pour certains. 

Sur le chemin du retour, j’ai songé aux dernières heures qui venaient de s’écouler. La veille, Stan Smith aux pieds, à la frontière allemande privatisée à l’occasion d’une soirée de lancement d’un nouveau modèle de montre, je me souviens avoir profité de l’étirement du temps sans empressement.  Dans ce rythme, faussement apaisé des heures creuses, marqué par l’euphorie procurée par l’écoulement généreux de vin blanc, les discussions allaient bon train. J’ai aimé l’enthousiasme communicatif, une parenthèse suspendue qui donne l’impression de pouvoir la toucher du bout des doigts car elle a le mérite d'être savourée encore longtemps après. 

Quelques jours plus tard, à cette buvette, après une journée d’écriture, d’échanges de messages et d’une demie-heure de natation, nous avons discuté avec une honnêteté dénuée d’attentes et de jeux superflus. La soirée, chargée en confessions sur les ressentis de nos différentes étapes de vie, celles qui nous façonnent et nous sculptent sans aucun ménagement mais dont on ressort grandit (du moins nous l’espérons), fût un moment de grâce coloré par la lumière estivale. 

(…)

« La suivre à New York? Rien que l’idée de devoir tout recommencer à zéro, alors qu’ici je suis le roi du pétrole, était impossible… Tu vois, ce qui me plaît dans ma ville, c’est de la connaître par coeur. Par exemple, je sais exactement par quelle rue passer pour éviter les bouchons aux heures de pointe. Tu comprends? » m’a-t-il demandé, engoncé dans son costume onéreux d'une marque italienne qu’il avait pris soin de nommer. Je réalisais les limites cruelles du pouvoir monétaire: il ne sera jamais en mesure d'acheter l’élégance.  

De toute manière, mon esprit s’est dissipé instantanément et a eu le mérite de me rappeler cette interrogation entendue au début de l’été, certes grinçante mais, qui dans le fond, me paraissait arriver à point nommé: « Vous ne trouvez pas qu’ici, les gens se plaisent à contempler la mort? »

24 mai 2016

Il a fallu promettre

blog mai 2016

 

We take a chance from time to time

And put our necks out on the line

And you have broken every promise that we made

And I have loved you anyway  

                                                               Dans le film Begin Again, de John Carney 

(...) 

« Voyager, c’est aussi s’arrêter. »

                                                               Quelque part sur l’autoroute A6/E15

 

Au décollage, j’ai vu la ville rétrécir peu à peu. Les points d’eau sont devenus aussi petits que de vulgaires flaques de pluie et j’ai senti, provisoirement du moins, quelques-unes de mes responsabilités s’alléger.  

Nous avons longé d’abord l’Italie sur son versant ouest et fait une halte au Qatar, avant de poursuivre le voyage. A 16’000 km de l’Europe, après plus de dix heures de vol, il y a eu le soulagement de l’arrivée. Au moment de saisir ma valise et de me diriger vers la sortie de l’aéroport, j’ai senti mon portable vibrer au fond de mon sac dans lequel se mêlaient des éléments hétéroclites, mais indispensables, pour un long vol. J’ai lu son message rapidement. Il l’avait sans doute pianoté assis sur sa terrasse, le front plissé et concentré, une tasse de café noir trop sucré posée sur la table, une cigarette à peine allumée glissée entre deux doigts de sa main droite alors que sa journée débutait pour lui et que le soleil déclinait pour moi. 

De si loin, l’importance que l’on accorde habituellement aux choses s’était atténuée d’elle-même. 

(…)

Tout au long de ce séjour, j’ai ressenti ce ballotement unique qui berce le coeur d’une émotion à une autre, d’une langue à une autre, d’un monde à un autre, sans aucune transition, avec cette impression constante d’être dans un véhicule flottant sur un système d’air à compression, dont la destination finale est déjà préétablie. Dans cette ville qui, l’air de rien, brasse, broie, caresse, fait trembler selon ses humeurs, 27 millions de personnes chaque jour, je reste toujours déroutée par de simples détails: un arôme familier, un geste mesuré au sens identifiable, les inscriptions d’une enseigne brillants dans la nuit, le son caractéristique à chaque entrée de métro et tous ces instantanés de vie dont j’aime me souvenir, bien plus tard, une fois le voyage terminé.

Cinq mois se sont bientôt écoulés depuis ce premier jour de l’an. Je me souviens que ce matin-là, je m’étais hissée en solitaire au 53e étage d’un building pour contempler de haut, comme pour la défier un peu, cette ville qui ne dort jamais, où la nuit se confond avec le jour de manière assez singulière. Depuis l’immense baie vitrée, j’ai ressenti un petit vertige en observant, presque hypnotisée, le ciel d’un bleu éclatant, qui se prolongeait jusqu’à la mer. Je réalisais soudain tout le vaste champ des possibles et me suis demandée combien de messages avaient traversé l’immensité de ce ciel au cours des dernières heures. 

Aujourd’hui, pianotant ce texte sur la table de mon balcon, dans ce nouvel appartement où la lumière est très belle, entourée de quelques objets que je déplace précieusement d’un déménagement à un autre, je m’efforce de retrouver les instants de répit, ceux qui ont réussi à me porter jusqu’ici: la saveur sucrée des cocktails dans un bar tenu par des moines en Stan Smith, des dégustations avec S. dans ce nouveau bar à saké rue Tiquetonne, du Brahms en faisant la cuisine, fenêtres ouvertes, avec du vin rouge acheté au marché, un dîner dans une maison qui ressemblait étrangement à l’Empire des lumières de Magritte, une journée entière dans cet appartement aux poutres apparentes en plein coeur du 1er arrondissement où nous avons préparé une sauce chimichurri avec Cyn. et des rires en entendant un garçon, très sûr de lui, me dire « tu connais Paris? J’habite tout près, au Mans ».

J’ignore encore ce qui m’attend ces prochains mois mais, alors que je suis dans ses bras, les phrases d’O. me reviennent en mémoire, sans crier gare, et je sens que l’été sera doux: « Ta sensibilité est un don. Fais en ton or et non ton plomb. On est bouleversé mais on vit, c’est précieux. Chérissons ceux et ce qu’il y a à chérir à commencer par nous-même. N'oublie pas que tu as un chemin chahuté mais beau, passionnant et passionné. » 

 

15 février 2016

C’est le changement de saison

photo

« Je suis sur le canapé du salon avec Antoine, mon mari. Nous nous sommes racontés notre journée, brièvement, l’essentiel pensons-nous, après le Conservatoire j’ai fait trois accordages, celui de la rue de l’Abreuvoir puis deux seulement l’après-midi, je suis rentrée tôt, j’ai fait les courses et préparé des papillotes de saumon en buvant un bon verre de vin, c’est simple. Et j’aime ça. La journée accomplie. Et juste. »

Dans Nous étions faits pour être heureux de Véronique Olmi

A 7h28, après avoir descendu les 4 étages et traversé la cour, embrassé  S. deux fois, m’être installé sur le siège arrière pour étendre ma jambe gauche plâtrée, j’ai entendu le chauffeur, à qui je venais de donner l’adresse d’un hôtel près de Montparnasse, rebondir à voix haute sur un propos d’une émission de radio que je n’écoutais pas: « C’est vrai ça. Il n’y a qu’en France que l’on fait l’effort d’apprendre des langues étrangères. Vous voyez, moi par exemple, je prends des cours d’anglais depuis deux semaines. »  

Trente minutes plus tard, dans le grand lobby de cet établissement d’affaires, j’ai retrouvé quinze ingénieurs et le président d’un laboratoire arrivés la veille après un long vol. Il y eut des salutations sans éclats de voix, des présentations, des sourires, des têtes inclinées à 45 degrés et des échanges de cartes de visite dans les règles de l’art. Ce premier acte bouclé, le marathon pouvait commencer. 

En fin de journée, dans un état un peu second, j’ai observé en solitaire les pressés qui traversaient la Place de Clichy. Il faisait déjà sombre, l’air était froid et les klaxons allaient bon train mais pour moi, ce moment était un précieux sas de décompression. Dans l’agitation caractéristique de l’heure de pointe, je reprenais mon souffle en savourant un verre de Saint-Emilion, avant de rejoindre N. et A. où les retrouvailles seraient, je le savais déjà, simples, douces et remplies d’attentions à l’égard de chacun. 

Quelques jours plus tard, dans un petit bar tendance du moment, où la conception du confort des tabourets surélevés en métal est assez discutable, je lui racontais les deux articles en cours de rédaction, le recueil de nouvelles sur lequel je travaillais et les photos que j’espérais pouvoir prendre lors de mon prochain voyage, là-bas. 

Alors que j’étais en train de partager, non pas des anecdotes de vie mais bien plus, je vis sa main, couverte de bijoux (dont le montant  total devait sans doute dépasser le PIB de plusieurs pays réunis), balayer nonchalamment une mouche invisible avant que sa bouche ne s’anime: « non mais quand je te demande de me raconter tes futurs projets, je te parle de vrais projets, comme celui, tu sais, d’avoir des enfants, avec lui. » Je hélais le serveur et commandais un second cocktail.

(…) 

Dans cette salle confinée et réservée aux entretiens, entourée de cinq personnes au regard sérieux et en blouse blanche, j’ai dû, à la question « comment aviez-vous rêvé votre vie? », rendre mon point de vue le plus précis possible, en prenant soin de choisir mes mots. 

« Vous avez donc toujours voulu être … libre? » 

« Oui », ai-je répondu, presque essoufflée de fatigue, par tout ce que ces trois petites lettres représentaient dans ma construction.

Plus tard, après avoir repris mes esprits, j’écoutais avec amusement un ancien étudiant de l’Ecole du Louvre conclure, de manière très sérieuse, son récit par: « Je trouve qu’il règne ici une atmosphère aussi étrange que si la famille Adam’s rencontrait la famille Pierrafeu. Tu ne trouves pas? »

J’ai bien sûr ri et me suis alors soudain souvenue des paroles d’un scénariste enthousiaste qu’il m’avait été donné de rencontré quelques mois auparavant: « Mon bureau était d’abord situé dans un quartier rempli de producteurs et de journalistes. A l’heure de l’apéro, on se retrouvait entre nous et les sujets de discussions retombaient immanquablement sur les problèmes de subventions et sur la morosité du milieu. Vous n’imaginez pas comme ça me déprimait. Plus tard, nos locaux ont été déplacé à côté d’un hôpital psychiatrique et un aérodrome. On buvait des verres avec les psychiatres et les pilotes. Et là je peux vous dire qu’il y avait un sujet de film tous les jours. » 

 

Publicité
Publicité
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 20 30 > >>
Paris-Kyoto
Publicité
Publicité